Lucian était un homme méticuleux et rigoureux, qui avait un flair considérable pour débusquer les fauteurs de trouble, les inconstants, les hors-la-loi ou encore ses employés qui espéraient fuir quelques taches administratives. Malheureusement, malgré qu’il soit grandement conscient de certains écarts de conduite ou même des écarts vis-à-vis d’un code et d’une éthique professionnelle, son agenda laissait peu de place pour redresser le tort de ces petits canards noirs. Ces derniers trouvaient du répit, lorsque le sorcier était enfermé une journée entière à négocier au téléphone, à se tenir informé de quelques affaires ou encore à gérer les inattendus – les démissions, les plaintes, les maladies, les morts en service… Autant dire, lorsqu’il quittait le doux confort de son bureau sans son attaché-case noir brillant et qu’il se mettait à se balader entre les murs du quartier général de la BACS, une certaine agitation régnait parmi les employés entre les curieux qui traquent les pas du Chef pour savoir quelle tête allait tomber, et les employés qui avaient un quelque chose à se reprocher qui cherchent une cachette.

Malheureusement pour les premiers, et heureusement pour les seconds, aujourd’hui l’ancien sorcier adepte d’arcanes noirs avait jeté son dévolu sur le bureau de son bras droit. Ces visites qui avaient causé bien des rumeurs les premiers mois s’étaient bien vite estompés au profit de paris sordides. Allaient-ils peindre une cible imaginaire sur la tête d’un pauvre benêt de criminel de la ville ? Etaient-ils davantage d’humeur à s’engueuler et à chercher à avoir raison ? La Dragonne allait-il finalement bruler le Sorcier ? Inversement, est-ce que le Sorcier s’était décidé à droguer un tantinet la dame de Feu pour calmer un peu ses ardeurs et son énergie ? Est-ce qu’un baiser serait-il finalement possible ? Tant de questions qui ne trouveront pas de réponses de sitôt.

Il dut attendre une bonne heure avant que les pas caractéristiques de sa fidèle Dragonne ne se fassent entendre de l’autre côté de la porte et que cette même porte s’ouvre avec énergie et force. A force de la côtoyer de nombreuses années, il pouvait aisément deviner lorsqu’elle était satisfaite, déçue ou en colère. Et sourit. La traque avait surement été bonne, finalement.

- Je refuse rarement une offre faite par une belle dame, souffla-t-il avec un demi-sourire joueur au coin des lèvres. Il n’espérait rien, évidemment. Morgana le connaissait bien trop bien pour se laisser avoir par ses tours de passe-passe et quelques charmes. Du moins, c’était ainsi qu’il voyait les choses. Je pensais que tu aimais le luxe. Mais je te vois rarement à mon bureau.

Il en profite pour s’approcher de la blonde et récupérer son verre, prêt à trinquer discrètement avant d’avaler une première gorgée. Il s’octroyait ce plaisir car la nuit tombait petit à petit et que chaque employé de la BACS, tels des papillons de nuit, allaient chercher refuge au chaud de leur maison. Personne ne sera donc là pour sentir l’haleine légèrement – ou non, seul l’avenir le saura – alcoolisé du grand Chef. Oui, il était très attentif aux apparences et aux on-dit.

- Bourbon, était-ce ta boisson après une dure mais satisfaisante journée ? souffla-t-il. En vérité, il ne savait plus trop. La boisson n’était qu’un excuse pour petit à petit engager un sujet qui le taraudait.

Lucian était constamment perdu dans les méandres sombres et tortueux de ses pensées et de ses souvenirs. Tel un sablier dans lequel le sable s’écoule grain par grain, lascivement et à rythme régulier, l’homme semble avoir de moins en moins de place pour toute nouvelle pensée et cette situation commençait sincèrement à l’agacer, voire à l’inquiéter. Il était avant tout un homme de raison plutôt que d’émotions, et ne tarde pas à lister tous les symptômes associés de près ou de loin à une forme de sénilité. Il avait bientôt deux cents ans jour pour jour soit une demi-vie déjà achevé.  Et Morgana pointait exactement cette problématique, agaçant inconsciemment le Directeur.

- Mon bras droit manque à ses obligations administratives et ses équipes prennent cette mauvaise habitude. Ton unité est celle qui remplit avec succès le plus de missions mais, étrangement, j’ai peu de rapports de vous, répondit-il tout en empoignant le verre d’alcool.

Un fin sourire s’étira sur ses lèvres. Une autre idée salace venait effleurer sa petite tête mais il se refusait de le dire à haute voix. Il était divisé entre l’envie de l’énerver à la hauteur de cet agacement qu’elle avait éveillé en lui, à ses risques et périls, et le désir de la séduire pour avoir une chance d’oublier ce qui le rongeait de temps à autre.

- Par contre, je ne suis pas un Directeur esclavagiste, continua-t-il. Je vais te prêter main forte.

« Esclavagiste », il l’avait été à une lointaine époque, à peine animé par un quelconque scrupule. Il ne s’était même pas contenté d’une ou deux personnes, mais d’un domaine entier à entretenir. Le coton était en vogue à cette époque-ci, alors il s’y était engagé. Evidemment, trop occupé par ses études en magie noire, il avait laissé la gestion à un dévoué bras droit, qu’il payait gracieusement pour qu’il ne soit pas trop tenté de vols ou autres vices courants à cette époque-ci. Quant il fallait inculquer la religion, il acceptait bien de lire quelques pages de la Bible, car c’est ce qu’un maître de domaine devait faire apparemment. Et puis, quand il était nécessaire de punir, il usait de ses propres méthodes, violentes ou non. Cependant, Lucian avait toujours su imposer son autorité dès le début d’une relation ou dès qu’il met dans un domaine. Toute autre forme de violence était un niveau supplémentaire, lorsque la personne d’en face se refusait de plier devant lui.

Encore aujourd’hui, il était à peine ému de ces vieux crimes passés, acceptés à l’époque-ci et même inculqués dans l’éducation des plus jeunes, et s’amusait maintenant du terme même. C’était bien cruel et surtout extrêmement déplacé, mais il se fichait considérablement de l’avis des agneaux et moutons qui jonchaient et pullulaient cette terre.

- A moins de me brûler vif et de ne laisser que des cendres, je ne compte pas trop te laisser sortir mademoiselle.

Il y avait également l’option « me taper et me briser en deux » mais c’était moins amusant à ses yeux. Ils étaient différents que le commun des mortels, et pourtant cachés ! Qu’ils aient au moins le privilège d’en rire et de s’amuser dans l’ombre de la nuit, autour d’un verre.

Malgré son charme indéniable, Lucian n’aspirait pas forcément la confiance à toute personne qu’il rencontrait. La vérité était qu’il faisait peur aux plus brillants et aux plus puissants – qui sentait que cet homme cachait plus d’une carte dans sa poche – et intimidait les plus faibles. Dès lors, il avait constamment à travailler dur pour l’obtenir, pour la mériter, résultant à un entourage qui pouvait le haïr tout en sachant qu’il était l’homme à appeler en cas de crises majeures. En somme, la roue de secours, efficace, douée et compétente.

Pourtant, ce n’était pas l’avis d’autrui qui le motivait à autant donner de sa personne mais ce vœu inviolable qui pouvait se voir comme une épée de Damoclès au-dessus de sa tête. Il devait faire de son mieux, ou autrement aucune herbe ou potion ne pourraient le sauver d’une mort certaine. Et pour rallonger cette vie et continuer à amasser ses connaissances comme un avare avec son or, il devait avoir le soutien de multiples personnalités – aussi détestables ou adorables soient-elles.

- Les secrétaires n’ont pas été sur le terrain, avec toi, et n’ont pas toutes les informations, souffle-t-il. Il sent bien que son bras-droit joue avec lui.

Il ne pourrait pas cacher son attirance naturelle pour les demoiselles blondes, et sa faiblesse à se faire happer assez vite par ses dernières quel que soit la forme ou le moyen du flirt. Voilà que raison et désir combattaient, chacun tentant d’asseoir une décision finale dans l’esprit cartésien du sorcier.

Entre temps, il s’empare d’un stylo dont il joue entre les doigts. Une idée lui venait en tête, inspirée tout droit d’un film Harry Potter qu’il avait vu il y a peu. Une série bien enfantine, mais dont la magie n’était peut-être pas si éloignée de la leur. Certes, il n’avait pas besoin de baguette magique ou de balais pour accomplir des sortilèges ou se déplacer, mais la finalité n’était pas si différente.

- Je pensais que la chasse détendait les Dragons. Je me suis donc trompé. Alors, dis-moi que puis-je faire pour détendre mon bras-droit comme il se doit ? répondit-il, souriant, déjà amusé par la réponse qu’il anticipait. Et voilà qu’il se rapprochait de la Dragonne, se glissant derrière son dos pour mettre une main au dos et la pousser vers une chaise afin qu’elle s’y pose. Commençons par nous asseoir après une longue et dure journée, n’est-ce pas ?

Effectivement, les Dragons avaient une constitution différente, qui nécessitaient une tout autre attention et une tout autre attitude. Par exemple, à défaut d’avoir l’aide des boissons alcoolisées pour détendre l’atmosphère, il fallait les charmer et les couvrir habilement de compliments pour éviter qu’ils ne s’énervent. Il avait déjà tenté d’obtenir une liqueur magique pour précisément apporter un état d’ivresse à un Dragon, il fut un temps. Grossière erreur. Sa maison secondaire avait brûlé suite à un excès de joie de la créature, et Lucian avait été à deux doigts de finir comme barbecue humaine. Oui, il en avait fait des expériences stupides dans sa prime jeunesse.