Mes doigts couraient sur les touches du piano sans que j’aie réellement besoin de les guider. Je connaissais cette chanson par cœur même si je n’avais jamais vu un seul épisode de l’anime japonais dont elle était tirée : Neon Genesis Evangelion. La chanson était appelée, en version anglaise, « A Cruel Angel’s Thesis » et, d’après ce que j’avais été, portait beaucoup plus d’espoir et de positivité que la série, marquant un sacré contraste entre son générique de début et son propos. J’aimais beaucoup cette chanson et en la jouant, il m’arrivait de chantonner à voix basse :
« - But someday I know that you will be awakened and your eyes will finally see. These wings on your back are just waiting to guide you, the future will soon set you free…”
D’habitude, quand je jouais au Moonlight Club, je choisissais des morceaux plus classiques ou des chansons plus connues, mais ce soir-là, j’avais décidé de jouer des chansons de dessins animés ou de films pour enfants, qui étaient, pour la plupart, tout aussi intéressantes que la musique classique ou les chansons populaires. J’avais tout de même sélectionné une ou deux chansons de rock que j’aimais particulièrement. « Numb » de Linkin Park était un de mes morceaux préférés à jouer en public, même s’il me touchait un peu trop.
Quand la dernière note de musique finit de se perdre dans l’air, je me levai et fit la révérence pour remercier le public et mettre fin à ma soirée de représentation. L’aube ne tarderait pas à pointer le bout de son nez et le club commençait doucement à se vider de ses clients. Je descendis de la petite scène et me rendit dans les vestiaires des employés pour souffler un moment, un peu fatigué par ma longue prestation. Samhain était perché sur mon casier et vint se poser sur ma main pour me demander comment ma soirée s’était passée et si j’avais eu le moindre souci. Je lui sourit en lui répondant que tout allait bien et j’allai m’allonger un instant sur un banc de la pièce, voulant juste fermer les yeux quelques minutes.
Quand je me réveillai, l’aube était déjà levée depuis un bon moment. Il ne devait plus y avoir grand’monde dans le club. Je me levai vivement et ramassai mes affaires pour partir quand j’entendis jouer du piano. Tiens, il y avait quelqu’un d’autre ? Intrigué, je sortis des vestiaires, mon familier sur l’épaule, et allai voir qui jouait.
Quelle ne fut pas ma surprise de voir Stefano assis au piano et en train d’interpréter « La Groupie du Pianiste » de Michel Berger. J’eus un sourire doux et m’appuyai contre un mur sans rien dire pour ne pas le déranger. C’était un spectacle très beau.
Le monde s’était écroulé sur ses épaules. Un minuteur imaginaire venait de sonner pour déclencher une bombe. L’épée de Damoclès qui pendait au-dessus de sa tête venait de tomber littéralement sur celle-ci. Stefano était sous une pression depuis que sa fille était de retour, en vie. Un cœur battant dans sa poitrine, faible mais battant. Elle était magnifique comme dans ses souvenirs et non en cendres comme les rites funéraires. Ariane semblait être forte, en pleine forme. Les souvenirs revenaient, le hantant comme jamais. Un air de nostalgie était toujours sur son visage lorsque personne ne le regardait. Stefano avait un poids constamment écrasant sur les épaules et dans son cœur. Savoir Ariane en vie aurait dû le soulager mais le contraire se produisait. C’était une horrible sensation qu’il éprouvait depuis des jours et des nuits. Aucune distraction n’arrivait à éteindre ce flot de sentiments qui entravait son esprit et serrait son cœur mort. Le sexe, la drogue et l’alcool ne l’aidaient pas vraiment. Lorsqu’il couchait avec quelqu’un, ce flot s’en allait pour mieux revenir au quintuple à la seconde où le plaisir cessait d’embrumer sa tête. En cette soirée, Stefano ne se sentait pas d’humeur à aller flirter, draguer ou faire la fête. Il voulait rester seul, isolé à la balustrade pour mieux voir la foule gambader ici-bas.
Ils riaient, buvaient ou écoutaient Caleb jouer admirablement du piano. Stefano eut un petit sourire qui vint à s’effacer bien vite. Le jeune homme était un véritable virtuose de la musique, certes, il n’était pas Mozart, ni Chopin ou Debussy mais Caleb avait un certain talent pour la musique. Un talent que Stefano avait vu depuis quelque temps et avait décidé de le prendre en tant que pianiste et parfois barman. Il avait aussi une belle voix, chantant une chanson qui lui était inconnue. Derrière l’image fantasque et fouteur de merde, Stefano avait des talents cachés qu’il avait découvert au fil des siècles. Le chant et la musique. Il s’était passé des siècles mais la musique était immuable. Elle était ce qu’on appelait le langage du cœur. Les hommes pouvaient se cacher derrière de tas masques mais la musique restait toujours sincère. Elle arrivait à dévoiler l’âme et l’humeur des gens, même des vampires où leurs âmes étaient corrompues. C’était quelque chose d’universel et d’intemporelle. Elle pouvait évoluer mais la musique était là bien avant sa naissance et serait là durant son éternité. Stefano était un homme fantasque qui semblait n’avoir aucun talent autre que pour foutre un bordel monstre dans le monde surnaturel.
Soudain, il avait eu envie de jouer. Peut-être qu’ainsi, Stefano pourrait laisser parler son flot d’émotion. Il vit le club se vider suite au départ du pianiste qui avait eu beaucoup de pourboire. Doucement, il descendit tout en ignorant le soleil qui commençait à se lever. Il vint à s’asseoir sur le tabouret devant le clavier du piano à queue noir. Un magnifique piano qui coûtait cher et qui datait véritablement des années 1920. Stefano vint à poser ses mains, d’une manière hésitante dessus, jouant quelques accords. Le temps défilait et face aux notes cristallines, il se détendit. Stefano laissait virevolter avec aisance ses doigts sur les touches d’ivoires. Ses souvenirs d’une époque où il jouait avec Mozart. Il vint à repenser à Ariane qui vivait à Paris et une chanson lui vint. Assez vieille pour un humain mais si dramatique. Une chanson d’une femme qui aimait un pianiste qui l’ignorait. Sa voix vint sortir, rauque et envoûtant, suave. Elle était profonde, presque irréelle. Si, les gens le voyaient ainsi. Détendu, comblé face à la musique qui sortait de ses doigts et de sa voix qui semblait heureuse de pouvoir chanter autre que pour narguer quelqu’un. Cette chanson française lui faisait penser quelque peu à Ariane.
« Elle passe ses nuits sans dormir À gâcher son bel avenir La groupie du pianiste Dieu, que cette fille a l'air triste Amoureuse d'un égoïste La groupie du pianiste Elle fout toute sa vie en l'air Et toute sa vie c'est pas grand chose Qu'est-ce qu'elle aurait bien pu faire À part rêver seule dans son lit Le soir entre ses draps roses Elle passe sa vie à l'attendre Pour un mot, pour un geste tendre La groupie du pianiste »
Sa voix chantait avec justesse avec son teint de voix unique. Les notes compliquées et remplie d'entrain, tranchant avec le caractère d'une chanson. Stefano était doué, très doué pour ça. Il aurait pu être célèbre pour cela. D’ailleurs, dans son français parfait, il y avait un accent américain qu’il ne pouvait pas effacer en un claquement de doigt. Il la chantait, déversant sa joie, son amour, son désarroi, sa culpabilité. Dieu, que cela lui faisait des biens. Soudain, il vint à s’arrêter, faisant grincer le piano dans un accord horrible. Il entendait un cœur battre. Doucement, Stefano vint à se retourner et vit Caleb. Arquant un sourcil, cachant sa honte d’avoir dévoilé son secret que personne ne connaît à cet homme.
-Depuis quand tu es là ? Pourquoi tu n’es pas chez toi ? Demanda Stefano assez nerveux.
Stefano était vraiment très doué pour le piano, je me retrouvai presque hypnotisé par les mouvements de ses doigts sur les touches. Je laissai ma tête s’appuyer contre le mur et fermai les yeux pour profiter des émotions que me procuraient la chanson. La voix rauque et profonde de mon patron me donnait des frissons. Une petite voix tentait en vain de me dire que je devrais sans doute rentrer et me reposer un peu pour être en forme pour ma soirée au Boucan, mais je ne voulais pas bouger.
Je rouvris les yeux d’un coup en entendant l’accord dissonant, me doutant que quelque chose avait dû gêner le beau Vampire. Ce dernier me regardait avec nervosité, comme un gamin surpris la main dans la jarre à cookies. Je lui fis un signe de tête respectueux et m’approchai doucement, n’ayant plus peur de l’interrompre dans sa prestation.
« - Désolé de vous avoir dérangé. Après la fin de mon service, je voulais fermer les yeux quelques minutes dans le vestiaire, mais je me suis endormi et quand je me suis réveillé, j’ai entendu de la musique alors je suis venu voir. Et je n’ai pas pu partir en vous entendant, tant c’était beau. »
Je lui souris doucement en regardant le piano. J’aimais tellement le son des pianos et celui du Moonlight était vraiment de grande qualité. C’était un plaisir de jouer sur cet instrument.
Je n’osais pas trop regarder Stefano dans les yeux de peur de l’avoir blessé ou de le déranger vraiment. Je ne pensais pas que cela le gênerait que quelqu’un l’entende jouer. J’avais été un peu étonné de le voir jouer, mais je comprenais tout à fait l’impulsion. Quand j’avais pris un appartement à Los Angeles, quand j’étais rentré de mes longues vacances en Europe, j’avais choisi un appartement très vaste et spacieux, mais je n’avais pas acheté de télévision, d’ordinateur ou de chaîne stéréo, ni même de meubles très chers, mais j’avais mon piano Bösendorfer, mon bien le plus précieux.
Stefano avait toujours adoré la musique. Cela pouvait paraître étonnant, voir surprenant que le vampire soit doué pour autre chose que le sexe et le chaos. Sans doute, que même son fils ne savait pas ce qu’était son véritable talent qu’il avait développé au-delà des siècles. Le petit Caleb était doué mais il manquait quelque chose, une touche de pimpant, d’excentricité propre à lui. Il était jeune, il apprendrait avec le temps que parfois les émotions ne suffisaient pas vraiment, ni le talent. Il fallait quelque chose d’insoupçonné. Lui, c’était sa passion pour la musique. Une passion qui était née par hasard, il y a 7 siècles. Il avait écouté une douce voix mélodieuse d’une femme et il était tombé sous le charme. C’était une magnifique sirène qui lui rappelait tant sa belle Ariane mais avec un tempérament plus incertain.
La musique l’aidait à calmer son esprit et son agitation, à extraire certaines choses de sa tête. En tant que vampire, il avait dû mal à se calmer, à calmer le flot des souvenirs qui pouvaient surgir au détour d’un verre au bar. Son cerveau fonctionnait à un million à l’heure, un hyperactif qui pense à plusieurs choses à la fois sans pour autant arriver à ranger les informations par case. Au clair, son cerveau était comme une armoire plein à craquer mais quelqu’un poussait encore et toujours des affaires dedans pour que cela rentre. Jouer de la musique permettait à Stefano, de ranger son armoire pour faire entrer d’autres informations ou tout simplement un exutoire pour tenter de comprendre quelque chose en jouant.
Il entendait le sorcier l’observer et Stefano vint à s’arrêter devant lui, l’observant car c’était un secret que peu de personne ne le savait.
-Je vous en remercie, marmonna-t-il tandis qu’il vint à regarder les touches en ivoire du clavier. Etes-vous conscient que vous devez être la seule personne au monde à connaître mon secret, celui d’avoir un autre talent que pour le sexe et le chaos, pour de la musique, l’êtes-vous ? Demanda-t-il en se tournant vers lui. Mon fils même, ne sait pas ce genre de choses à mon propos, ajouta-t-il.
Au moins, il pourrait en parler à cet homme de son talent, il pourrait accepter ses critiques sans que celui-ci se demande pour qui il se prend.
-Restez, venez, on va discuter et peut-être jouer, peut-être apprendre des deux, je ne vais pas vous tuer, déclara-t-il avant de faire une moue hésitante. Quoique….
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