Ce n’était pas une bonne idée… La mère n’était pas très à l’aise à l’idée de confier sa fille à des inconnus, elle n’irait pas jusqu’à la comparer à un dragon miniature mais elle pouvait être tellement imprévisible ! et puis cette Aglaé, même si elle avait tant de maillot de bain que ça, est-ce qu’elle ne risquait pas de se vexer de voir une petite fille qu’elle ne connaissait pas avec un de ses cadeaux ? Elle n’aimait vraiment, vraiment pas l’idée de laisser ces deux-là faire connaissance sans surveillance (la nourrice ne comptait pas vraiment, avec tout le respect qu’elle avait pour elle elle avait vu trop de soi-disant professionnels de l’éducation perdre pied devant Esther), mais avait-elle le choix ? La petite s’était déjà monté la tête à l’idée de plonger dans une vraie piscine et l’employée de l’hôtel s’était tellement empressée de répondre aux obstacles pratiques que tout ce qu’il lui restait à lui opposer, c’était qu’elle n’avait absolument aucune confiance en sa fille pour bien se comporter en son absence. Autant dire que non, elle ne pouvait décemment pas lui opposer cet argument.

« Tu écoutes bien ce que dit la Madame, d’accord ? la sermonna-t-elle d’avance. Si elle me dit que tu n’as pas été sage…
– Mais je serai sage M’an ! J’ai promis.
– D’accord, d’accord… et tu resteras bien toujours là où tu as pied ?
– M’an, je peux aller me changer ? La Madame m’appelle et tu m’as dit qu’il fallait toujours l’écouter. »

La petite avait un grand sourire, un peu mutin, et surtout une certaine impatience dans la voix. Elle était à bout, elle aussi, le voyage avait été particulièrement pénible, ce qui rendait sans doute cette petite baignade d’autant plus délicate à gérer… mais pour cette fois elle allait devoir se reposer sur d’autres. Avec un soupir, elle ébouriffa distraitement les cheveux de sa fille avant de hocher la tête, en signe d’assentiment. La petite disparut tout aussi vite dans la cabine désignée par la gardienne d’enfants, laissant les adultes seuls, dans un moment de flottement. Bon sang ! si seulement elle pouvait être certaine que la petite respecte sa promesse jusqu’au bout. Ce n’était plus de son ressort, cependant, et la bonne samaritaine le lui fit bien comprendre en lui attrapant le bras pour l’éloigner plus vite de la scène de cette porte fermée dont elle ne parvenait pas à se détacher.


Libérée momentanément de la responsabilité de sa petite fille, mais pas forcément des soucis qui y étaient liés, la fugitive en avait profité pour se refermer sur elle-même, volontairement indifférente à toute la richesse qui l’entourait pour ne pas augmenter plus que nécessaire sa sensation de malaise. Qu’est-ce qu’elle faisait là ? Qu’allait-elle raconter ? Elle avait promis de tout expliquer, bien sûr, mais maintenant qu’elle retournait mentalement le récit complet des raisons de sa fuite il lui semblait complètement décousu. Elle avait toutes les difficultés à croire elle-même à ce qu’elle avait lu, alors comment convaincre une autre personne qu’elle n’était pas juste en plein délire paranoïaque ?

Ces doutes, elle les ressassait encore en tâtonnant pour s’installer sur le canapé en face de son interlocutrice. Ses yeux avaient capté un bref mouvement de verres arrivant sur la table, mais à la réflexion peut-être étaient-ils bien là depuis le début, car elles n’étaient que deux dans la pièce et que l’autre personne était bien installée elle aussi. Elle cligna des yeux, força un sourire, mais se raidit bien vite alors que son interlocutrice reprenait la parole.

L’alcool en soi n’était déjà pas le sujet qui la mettait la plus à l’aise (c’était une boisson associée à trop de mauvaises choses, depuis son accident), mais ce n’était rien à côté de ces… suppositions sur la nature de sa fille. Quel mot avait-elle employé là – une banshee ? C’était quoi une bansh-truc ? et pourquoi continuait-elle à parler de gens qui vivent des siècles, alors que sa fille n’était même plus là pour s’en émerveiller ? D’accord pourquoi, mais pourquoi n’avait-elle toujours pas désactivé cet effet spécial bizarre, qui donnait un contour un peu flou à sa silhouette, alors que le spectacle avait pris fin depuis longtemps ? Partagée entre incompréhension et irritation de se voir infantiliser, la femme sentit finalement la stupeur l’emporter alors qu’on lui garantissait une protection… « magique » à la confidentialité de leurs échanges. Contre son compagnon, ou contre tout autre.

Son dos s’enfonça un peu plus dans le rembourrage moelleux du canapé et ses yeux s’écarquillèrent. Le rythme de son cœur avait aussi accéléré, elle ne savait dire si c’était d’effroi ou d’espoir. Se pouvait-il que tout ce que la femme en face d’elle avait affirmé jusqu’à présent, elle y croyait vraiment ? Cela lui semblait fou mais elle avait fait assez de recherche internet pour savoir qu’il existait des excentriques de toute sorte, prêts à affirmer n’importe quelle lubie pour se rendre intéressant. Ce qui la troublait plus déjà c’était que quelque chose dans leur conversation l’amenait à croire que cette Ama en savait plus qu’elle-même n’en avait jamais su sur sa propre situation.

« Ma-Madame Ama, je… je – ma question va paraître bizarre, mais je me demandais… Qu’est-ce que vous savez au juste (ou croyez savoir) sur moi et Esther ? J-j’ai l’impression qu’il y a certains malentendus, je voudrais pas… enfin je vous laisse parler, ce sera plus simple je suppose ? »

Plus simple, elle ne le savait pas, mais moins humiliant que de se dévoiler trop vite à une arnaqueuse adepte de la lecture à froid.

Les deux femmes étaient à présent installées confortablement dans son luxueux bureau et Amarante tentait de mettre en confiance son interlocutrice, mais elle sentait qu’elle n’y arrivait pas réellement et elle n’arrivait pas encore à s’expliquer pourquoi, enfin jusqu’à ce que la personne parle. Une idée traversa son cerveau, c’était plus une possibilité qu’une probabilité, mais ça n’avait rien d’impossible très loin de là en 120 ans cela ne serait pas la première qu’elle tomberait sur un « égaré ». Les « égarés » était le nom qu’elle donnait aux surnaturels qui l’étaient sans le comprendre complètement ou sans avoir complètement conscience du monde surnaturel, en partie plus ou moins grande. Amarante fit léviter très lentement la bouteille de bourbon jusqu’à la table comme ça son interlocutrice n'aurait plus de doute, elle pouvait toujours chercher un truc, elle avait déjà la parade.

Je vois, fit-elle en se servant un verre de bourbon, son favori, je vois, elle but une longue gorgée, du moins je crois comprendre. Vous pensez être une exception ? Un cas unique ? Vous êtes morte récemment quelques années au plus et vous avez pris possession de ce corps, la propriétaire s’en est allée visiblement, je n’ai pas perçu de dédoublement de personnalité de votre part. Elle ne fit aucune supposition sur comment l’esprit en face d’elle pouvait être un voleur de corps, elle en doutait quelque peu elle n’avait rien d’une criminelle, mais elle pouvait jouer le jeu, elle s’était déjà fait duper et les enfants c’étaient toujours et seraient toujours son point faible. Ce que je sais c’est que vous êtes un esprit comme moi, je suis morte il y’a plus de 150 ans. Pour votre fille je n’ai pas de certitude, je ne fais que des suppositions, l’union d’un esprit peut parfois donner naissance à des banshees, ses créatures sont particulièrement sensibles aux sentiments des autres et donc parfois un peu compliqué à gérer comme vous le craignez tout à l’heure avec Esther. Mais pour cela je ne peux que supposer, elle pourrait être humaine, médium, sorcière, garou selon le père, les esprits ne re sentent pas ça ils ne se reconnaissent qu’entre eux. Je crois que vous avez erré un certain moment pensant être seule. Mon ami phénix pourrait faire surgir des flammes du creux de ses mains pour vous le prouver, nous les esprits n’avons pas de grand pouvoir à part la lévitation d’objet, Amarante fit léviter un livre sur les esprit écrit par un Drake Hylorion, et le tendit avec douceur à son interlocutrice. Maintenant pourrais-je avoir votre prénom ? Je promets de tout vous expliquer et prouver, vous n’êtes pas seule… Vous savez un simple humain ne verrait qu’une vieille demeure bourgeoise décrépie. Et pensez-vous vraiment que ma fenêtre soit un écran haute technologie, elle posa son verre, se leva et posa sa main dessus et un nouveau paysage, celui d’un dessert apparut cet fois, puis elle vint se rasseoir, cela doit être très perturbant pour vous… Je vous supplie de me croire.

Pendant plusieurs secondes, la femme oublia de respirer, enfoncée plus profondément que jamais dans le rembourrage du canapé, tétanisée – et un peu honteuse aussi. Maintenant que son interlocutrice la confrontait aux faits ça sonnait tellement prétentieux, de prétendre être la seule femme au monde à avoir… survécu à la mort ? À être devenu un esprit, c’était comme ça qu’on disait alors ? Elle avait déjà fait bouger des objets, sous le coup de vives émotions surtout (le diplôme encadré du médecin qui avait tenté de convaincre leurs parents de faire débrancher Janice en avait fait les frais), mais elle n’avait jamais osé pousser l’expérience bien loin, ça ne lui paraissait pas très chrétien tout cela.

Le reste des explications lui donnait le tournis, mais elle était trop polie pour interrompre quelqu’un qui parlait, même si elle ne pouvait s’empêcher de se demander si elle avait fait quelque chose de mal avec Esther – était-ce vraiment à cause d’elle qu’elle était si différente des autres petites filles de son âge ? Elle se sentait un peu perdue et hypnotisait d’un air hagard la couverture du livre qu’on venait de lui fourrer entre les mains. Elle ne comprenait pas tout, mais elle voulait bien croire que ce n’était pas un hasard si la femme en face d’elle avait tout deviné à son sujet, avec une facilité si déconcertante.

« Pri-Priscilla, balbutia-t-elle finalement, les larmes aux yeux en prononçant ce nom qu’elle n’avait plus entendu depuis bien longtemps. Je-v-vous avez raison, je pensais pas mal faire je suis désolée, j’en ai jamais parlé à personne, c’était déjà assez difficile de… (En manque soudain d’air elle prit une profonde inspiration mais en hoquetait légèrement,) C’était déjà assez difficile pour eux, je voulais pas en ajouter, de… truc bizarre ? (Comme elle sautait d’une idée à l’autre son visage se décomposa brusquement et elle se mit à parler très vite,) J-je l’ai pas bloquée au moins ? Vous dites qu’elle est partie, mais elle est bien partie, je veux dire dans de bonnes conditions ? Il y a pas eu de funérailles ni rien, alors j’ai jamais trop su… au début je pensais vraiment qu’elle allait revenir, mais après tout ce temps je me doute bien… C’est grave ? »

Son visage s’était vilainement empourpré de tous les doutes qu’elle avait accumulé jusqu’à ce jour sans jamais pouvoir s’en décharger.

La jeune femme en face d’elle s’ouvrit enfin, Amarante ne s’était pas complètement trompée, elle avait même visé assez juste à son grand soulagement.

- Enchantée Priscillia, moi c’est Amarante, mais je vous l’ai déjà dit tout à l’heure.

Elle le précisait juste en cas où elle ait oublié dans son flot d’émotion. Elle faisait mine d’être maladroite afin que l’autre ne se sente pas mal à l’aise. Elle était douée pour gérer les gens c’était en partie son métier, elle écouta avec attention les propos de son interlocutrice. Elle était jolie songea-t-elle brièvement avant de se concentrer sur ses paroles. Elle avait dû se sentir tellement seule, par miracle Amarante était tombée quelques mois à peine après sa mort sur Eugénie un esprit errant bienveillant, mais Paris était Paris et avait eut son lot de morts atroces et donc d’esprits. Elle l’écouta jusqu’au bout sans l’interrompre, elle était tellement habituée à naviguer entre les deux mondes qu’elle avait oublié ce que c’était de n’en faire partie qu’un, tout ce qu’elle lui disait lui tordait les entrailles, car même si elle n’avait jamais été aussi longtemps seule avec son secret elle pouvait comprendre ce qu’était de garder un lourd secret.

- Je... Elle fut tentée de boire une nouvelle gorgée de sa boisson, mais elle ne voulait pas montrer les signes d’une quelconque hésitation, elle devait jouer le fort rocher auquel s’accrocher. Vous connaissiez votre réceptacle n’est-ce pas ? Pas difficile de deviner elle ne paniquerait pas ainsi sinon. Vous étiez proche, vous voulez des réponses, je peux vous en fournir, mais je vais devoir vous poser davantage de questions et je suis désolée si cela réveille des souvenirs, de mauvais souvenirs. Ce corps quand vous en avez pris possession était-il conscient ? Si c’est le cas et que vous n’entendez plus la moindre protestation, le moindre murmure, c’est bon qu’il soit parti. Mais si ce corps était un légume, comme l’était le mien en état de mort cérébrale, il va falloir l’aider, car seule la mort véritable ou vous-même aurait pu délivrer son âme. Si c’est ce dernier cas de figure qui vous correspond je peux tenter de vous aider et si nous n’y arrivons pas toutes les deux, le fiancé de ma descendante est un médium particulièrement doué bien qu’un brin excentrique.

C’était il y a si longtemps… Priscilla hochait doucement la tête, intimidée et un peu confuse, car oui elle ne connaissait que trop bien son… réceptacle ? Dit comme ça on aurait dit qu’on parlait de pots de fleur, mais pour le coup oui, ça disait bien ce que ça voulait dire, même si ça ne la mettait pas des plus à l’aise de se rappeler aussi crûment qu’elle avait repris la place de quelqu’un. Est-ce que ç’aurait été plus facile avec une totale inconnue ? Elle n’était pas sûre qu’elle aurait osé, à vrai dire. Même avec Janice elle n’était pas sûre qu’elle aurait osé, si elle avait compris dès le début ce qu’elle était en train de faire. Alors quand cette inconnue si bien informée, cette Amarante, commença à énumérer les possibilités, et que la sienne, celle qu’elle savait correspondre à sa situation, impliquait que Janice était peut-être encore, elle sentit les battements de son cœur s’accélérer.

« Vous voulez dire qu’on peut l’aider à revenir ? même après tout ce temps, elle peut revenir si on l’aide ? Co-comment, qu’est-ce qu’on peut faire pour ça ? Est-ce que c’est douloureux ? (Elle se reprit instantanément, soudain gênée par ces considérations matérielles bien en-dessous des enjeux,) Je veux bien de votre aide, merci, j’ai jamais voulu ça, mais oui vous avez bien deviné elle ne se réveillait plus et je… ils abandonnaient tellement vite, je pouvais juste pas rester sans rien faire. (Elle remonta une main à son visage pour écraser quelques larmes qui commençaient à couler d’elles-mêmes,) C’était ma sœur… on s’entendait pas toujours très bien, mais… mais elle méritait tellement pas ça. »

Elle ne méritait pas non plus que sa petite sœur lui vole sa vie pendant plusieurs années, avec les conséquences qu’elle connaissait, mais bon si cela lui permettait de revenir au final elle pouvait bien lui pardonner sa maladresse… non ?