Lorsqu’un objet est brisé, qu’importe que l’on ramasse les morceaux pour les recoller avec habilité, le mal était fait. L’apparence sera différente, tantôt répugnante, tantôt curieuse, et l’essence même de l’objet cassé changera – si ce n’est être détruite. Cette théorie pourrait s’appliquer à l’être humain comme aux créatures surnaturelles, Lucian Langford y compris.

Il avait goûté au fruit défendu de la magie avec sa jumelle, jusqu’à être corrompu, intoxiqué et mourant. Et pourtant, malgré toutes les expériences sordides menées et ce quasi-suicide, son seul et unique regret à ce jour était d’avoir été assez stupide d’offrir sa liberté à une bande de sorciers blancs pour échapper à une mort. Aujourd’hui, il vivait esclave.

Aux yeux de ses anciens compères du Mal, il était l’homme repenti et minable. Aux yeux des autres, il était le mouton noir revenu au sein du troupeau, aimé ou détesté selon les humeurs et caractères de chacun. Une situation malaisée qui lui menait l’existence bien dure : là où il ne voyait aucun mal, la société lui dictait le contraire ! Là où ténèbres rimaient avec opportunité et découverte, ses nouveaux acolytes imposaient la peur et la crainte. Il avait le sentiment d’avoir régressé au Moyen-Âge.

Heureusement, dans son malheur, il avait su trouver quelques menus plaisirs : être témoin d’un bon technologique formidable, traquer des hommes et des femmes rusés et astucieux et continuer à étendre ses connaissances dans le domaine magique. Des éléments qui l’aidaient un tantinet à se leurrer … Jusqu’à ce que d’autres viennent éclater cette bulle mensongère, notamment l’apparition subite et impromptue de vieilles connaissances lorsqu’il était encore un Nécromant puissant, sans foi ni loi.

Ornòra, Dragonne aux doigts agiles et à l’œil affûté, qui savait toujours obtenir ce qu’elle voulait, ou ce qu’on lui avait « demandé » d’obtenir. En somme, pour ceux qui ne l’avaient pas compris, une voleuse ! Une femme de l’ombre qui lui avait rendu bien des services à l’époque, dont notamment piquer quelques objets ou artefacts de magie noire pour ses rituels. Encore aujourd’hui, il avait toujours toutes ces acquisitions légales ou illégales, gardées précieusement dans le sous-sol protégée de sa demeure, à l’écart de la ville. Une demeure que peu de personnes connaissaient.

En effet, s’il invitait des conquêtes, des collègues ou quelques connaissances mondaines, il optait pour un modeste appartement en ville. S’il organisait une réception, il optait davantage pour la location d’une salle. Bref, sa demeure, là où il avait tous ses ouvrages, objets de collection comme son somptueux jardin – un basique pour un sorcier s’étant tourné vers la magie élémentaire terre - n’était accessible que pour les privilégiés.

Il aurait pu outrepasser la Dragonne, ignorer son regard, mais le Destin en décida autrement et d’une curieuse façon. Une connaissance des plus utiles l’appelait, assis non loin de la brunette à éviter. Grommelant un tantinet, c’est à contrecœur qu’il s’y dirige et s’asseoie, presque dos-à-dos avec Ornòra. Plus les secondes s’écoulaient et plus son cœur palpitait, le signal qui disait qu’il ne pouvait pas ignorer plus longtemps la raison même de son existence depuis ces derniers siècles. Traquer le Mal. Et ses Complices. Est-ce que la Voleuse continuait ses tâches, aidant des criminels qu’il traquait chaque jour ? Une question qui laissa la voie libre à mille autres. Entre temps, la connaissance avait disparu sous prétexte d’aller aux toilettes, laissant Lucian seul. Ou plutôt, en mauvaise compagnie. Il soupire, et il finit par lui faire face.

- Tu es juste de passage, ou est-ce que c’est LA est ton nouveau terrain de jeu ? Attaqua-t-il d’emblée. Il savait que les Dragons vivaient longtemps : moins 200 ans représentaient une poussière pour eux. Lucian allait lui épargner les formules de politesse banales comme « ça fait bien longtemps ! ». Évidemment, le ton calme, comme si la conversation était anodine et ne méritait nulle attention. Je voudrais bien qu’on discute, ailleurs qu’ici. Je peux nous louer une chambre.

Ceux qui le connaissaient savaient la différence entre une invitation salace et une invitation sérieuse. Celle-ci faisait définitivement partie de la seconde catégorie.

Ses craintes se confirmaient, lorsqu’elle disait ne pas avoir un projet en particulier, qu’elle souhaitait revoir ses proches et qu’elle aimait bien LA. S’il y avait bien une chose que le vieux Sorcier détestait, c’était de revoir les vieux fantômes de son passé. D’une part, ils pouvaient détruire un demi-siècle de travail pour paraître blanc comme neige auprès des membres de la BACS. Morgana, qui était aussi son bras droit, était la seule à connaître les anciennes occupations maléfiques de Lucian et c’était déjà trop. Et d’autre part, traquer de vieilles connaissances n’était pas une tâche qu’il affectionnait particulièrement car, généralement, il avait toujours pris grand soin de s’entourer des meilleures créatures – humaines ou surnaturelles.

En somme, et comme dirait si bien les Anglais, « a pain in the ass ». D’ailleurs Lucien ne tarde pas à darder Ornòra d’un regard noir et colérique. Inconsciemment, la Dragonne venait de mettre le doigt sur l’un des points sensibles du sorcier. Malgré les années et les siècles, l’homme détestait toujours autant le souvenir de cette faiblesse passée, qui l’avait forcé à devenir l’esclave d’une stupide promesse. Encore aujourd’hui, il ne comprenait pas comment il avait pu être aussi stupide et surtout manquait autant de précaution ! Toutes ces questions n’avaient qu’une réponse : l’amour. L’amour qu’il avait porté à une humaine, belle et tendre humaine, sublime et douce humaine. Au souvenir des traits de la défunte, le regard noir se voile subitement d’une profonde mélancolie.

- Ne parlons plus du passé.

Elle aurait dû rester, l’écouter et accepter le contrat qu’il pensait lui donner. Voilà la réponse appropriée à donner, il en était certain. Cependant, c’était une réponse digne d’un mortel dont le temps de vie n’était que d’une poignée de huit décennies, un mortel pressé en somme. Lui, il avait eu suffisamment de temps pour ruminer et finalement se résilier à l’inéluctable. Puis, de toute façon, il parlait à une Dragonne : elle ne risquait pas d’être pétrie de culpabilité. Elle était faite d’un autre sang et d’une autre chair, elle vivait à un rythme différent du sien et dans un monde aux règles bien distinctes des siennes. En somme, débattre était inutile.

- Figures-toi que je me suis repenti suite à cette mésaventure, dit-il.

A nouveau, il se rappelle de son propre visage lorsqu’il s’approchait chaque jour des portes de la mort. Aminci, la peau sur les os, les yeux globuleux qui semblaient sortir de leur orbite, les dents noircies, la peau saignée, les bras et jambes noircis … la magie noire ne prenait pas sa source du sang ou de la terre uniquement, mais aussi de l’énergie vitale de son sorcier. Le rêve et le cauchemar se mêlaient à la réalité en raison des longues absences de Morphée, le sang coagulait suite aux mixtures bizarres ingurgitées ou aux effets secondaires de la magie, la nourriture ou l’eau n’avaient plus la moindre saveur ou bienfait sur le corps, les dents noircissaient tout naturellement suite à ce régime malsain … Il y avait donc bien des explications « naturelles » et purement « biologiques » à cet état passé mais accentuées et aggravées par les effets néfastes de la magie noire. Son cousin, qui le connaissait si bien, avait eu bien du mal à le reconnaître à cette époque-ci. Ornòra l’avait vu, dans sa décadence la plus extrême, et elle était sûrement l’une des plus amènes à croire à cette histoire de repentance.

- Je ne te mens pas que j’ai mis un temps considérable à être remis sur pied, mais le coven The White Chapel, enfin un coven « ancêtre », m’y a aidé. Et de fil en aiguille, je me suis retrouvé à servir au BACS, brigade anti-crime surnaturel … et d’employé, me voilà Directeur.

Il se tait, attendant de voir jusqu’où elle voulait bien croire à cette histoire. Il y avait du vrai, mais pourrait-elle déceler l’un des mensonges ?

Les faits et les méfaits passés de Lucian étaient suffisamment odieuses et horribles pour le reléguer au rang de criminel. Pourtant, son talent était indéniable et ces dits puritains avaient pensé que le Sorcier à l’agonie avait plus de valeur vivant que mort, et qu’il ne méritait pas de mourir si vite sans avoir subi le châtiment des mortels. La Dragonne avait raison : ils n’avaient pas agi par bonté de cœur pour une âme égarée, mais plutôt par intérêt pour le Bien et le futur de ce dernier.

Malheureusement, par excès d’orgueil, l’homme se refusait d’avouer ce pacte humiliant qui lui donnait la sensation d’être devenu le toutou du monde et de ces Sorciers scotchaient aux mêmes préceptes. Il devait donc mentir, et offrir le même mensonge qu’il servait à chacun depuis deux siècles. Certains y croyaient, d’autres non. Cette seconde catégorie pouvait tenter de chercher et de creuser mais très souvent, ils abandonnaient ou n’y songeaient pas : Lucian n’avait pas autant de valeur pour qu’ils se donnent autant de peine. Il le savait, et ça l’arrangeait. La seule qui avait un intérêt sincère et franc à son égard était sa sœur, qu’il désirait tantôt revoir, comme tantôt l’éviter en raison de son nouveau rôle, de sa maudite promesse et du risque que ces deux pouvaient porter à sa sœur de sang.

- Tu souhaites me rendre ivre avant même que la soirée ne débute vraiment ? demanda-t-il, le ton mi-taquin, mi-inquisiteur. Mon nom est Langford, une famille qui avait un grand poids à l’époque sur ce « type » de coven. Chaque membre était éminent, érudit et réputé. Disons que la famille a su trouver un accord entre ce coven et moi. Je vivrai et j’aurais accès à des connaissances uniquement réservées à un cercle très fermé, et en échange, je devais honorer la maison Langford et m’appliquer comme un digne héritier.

En somme, le temps de l’adolescence et de la rébellion était révolu et que papa et maman avaient su jouer de leur relation pour pouvoir tordre un peu les règles et les principes. Honteux, et par peur d’être déshérité d’un nom chéri qui apportait bien des avantages, l’enfant s’était rangé et obéissait dorénavant aux grands patriarches de la famille. Scénario largement plausible, et qui ne cessait pas de se répéter – et parallèlement être décrié - à travers les âges et les peuples qui se sont succédés. Aucune loi ni aucun modèle politique n’avaient pu abolir le grand pouvoir d’un large réseau social. Ce dernier se moquait des règles, ou encore de l’égalité des chances !

- Et avant de manier la magie noire, je faisais de la magie blanche. Je suis un sorcier de la terre. Le beau jardin que j’avais à l’époque était mon œuvre, entièrement. Les rares fois où je laissais quelqu’un touchait à mes plantes, c’était lors de mes absences trop prolongées.  

Effectivement, l’homme avait gardé un certain pied avec la terre même lorsqu’il pratiquait la magie noire. Un jardin, mais qui avait perdu de son éclat au fur et à mesure que le mal le rongeait. Il se souvenait de toutes les plantes mortes, tombant en poussière, par sa faute. Car il avait manqué de les nourrir et, surtout, parce qu’il avait usé et abusé de bienfaits comme de l’énergie de ces êtres vivants et végétaux pour son sort de réanimation de sa bien-aimée perdue.

- Le Népotisme est la loi de ce monde, depuis ses origines ! Dieu lui-même fit généreusement don de la Terre à son favori, Adam, quand l’épouse de ce dernier a succombé au pêché, pour qu’ils aient une chance de se racheter dit-il, le ton mi-léger, mi-sérieux.

Malgré la pratique de la magie de sa famille, cette dernière tenait à participer à tous les prêches du Dimanche ou à inculquer une vertu religieuse à ses jeunes membres. Si Lucien avait bien appris ses leçons, l’application avait été une autre affaire. De plus, à bien des reprises, il tournait au ridicule certains préceptes religieux, ou remettait en cause bien des dogmes. En somme, le bon représentant du Diable du Dimanche pour le prêtre. Malheureusement, son exil aux Etats-Unis ne l’avait pas épargné à ses puritains : au contraire, il était tombé davantage au milieu de ces sectes ou de ce fanatisme religieux désespéré dans un environnement dur, âpre et aride.

- Je peux être mignon avec mon tablier de jardinier et une paire de ciseaux, répondit-il, toujours avec ce même ton.

Elle n’était guère loin de la vérité. Il vouait un véritable amour à cette demeure secondaire cachée aux yeux de tous – et connue uniquement d’un comptable et d’un notaire avec lesquels il avait peu de contacts. Celle-ci rassemblait tout ce qui le passionnait : un riche et extraordinaire jardin, ainsi qu’une collection liée à la magie noire cachée dans un sous-sol très sécurisé – un fort mélange de technologies humaines, et de magie sorcier. Et puis, il y avait aussi les « souvenirs », des reliques de moments passés qu’il ne retrouvera plus, des photos de visages qui se sont fanés et qui pourrissaient six pieds sous terre ou encore des écrits précieux que le monde lui-même avaient oublié. A bien réfléchir, il y avait encore quelques objets que la Dragonne avait volé pour lui, lorsqu’ils faisaient encore affaire : entretenus, et chéris.

- Oui, le passé est derrière nous et il vaut mieux que ni toi, ni moi, n’en parlions dans le futur. N’est-ce pas, Ornòra?

Il n’était pas dupe au point de croire que cette dernière avait abandonné cette activité. Elle était une Dragonne, une créature hors de ce temps et de ce monde, dont les lois et la moralité étaient bien différentes de celles d’un humain. Deux siècles ne représentaient qu’une poignée d’années pour de telles créatures, et dès lors un temps bien trop court pour qu’elle soit subitement rongé par le remord. De plus, la nature même de cette créature était d’assembler des richesses. En somme, Lucian n’y croyait pas mais, par manque de preuve, il ne pouvait guère faire plus.

- Je suis assez heureux de voir que nous nous entendons aussi bien. J’ai bon espoir que nous nous croiserons toujours dans de bonnes dispositions, et que tu seras assez attentive à ne pas te mêler aux mauvaises personnes. Ces dernières tombent tôt ou tard, et je serais attristé si ton nom ressort dans ces histoires sordides.

Sous-entendu : « je te laisse en paix, tant que tu fais profil bas. Mais si scandale, je n’aurais pas le choix, je ne pourrais plus ignorer ».

- Je ne vais pas davantage t’embêter, et donner également davantage matière à quelques mauvaises langues en restant trop longtemps. Bienvenue à L.A., que ton séjour soit agréable.

« Et court » aurait-il voulu ajouter. S’il ne l’avait pas dit à haute voix, il le pensait sincèrement et espérer que ce serait le cas.

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