L
a fumée échappa à ses lèvres, lentement, pour se mêler à l’air plus frais de l’hiver et s’élever au-dessus de sa tête, jusqu’à disparaître. La cigarette coincée entre ses doigts, elle en gratta le bout, de l’ongle, pour faire sauter la cendre rougeoyante, qui tomba dans le cendrier. Face à elle, son mentor la fixait de son regard d’ours énervé. Sur ses lèvres, un rictus trahissait son mécontentement, mais la brune tenait bon. Elle décroisa les jambes, expira la fumée une dernière fois et écrasa son mégot dans le cendrier, avant de se lever.
Anela avait décrété que, s’il n’avait rien de mieux à lui dire que des reproches, elle ne resterait pas une seconde de plus dans son atelier. Elle avait autre chose à faire que d’écouter les mêmes mots, encore et encore, pour lui dire que c’était mal de fumer, que c’était mal de boire, qu’elle avait faire une erreur ici ou là, qu’elle devait cesser de casser ses prothèses ou ses bâtons télescopiques. Elle était plus chasseresse que secrétaire, en même temps, il était normal que des accidents adviennent.
Décidée à ne plus rien écouter venant de lui, la brune s’empara du nouveau bâton, confectionné pour remplacer celui qu’elle avait brisé dans un parc pour enfant, en chassant un tigre, et tourna les talons. Derrière elle, le soupir de Vadim fut suivi d’un « Doty… » qui lui demandait, à sa façon introvertie à lui, de ne pas partir énervée et de revenir écouter ses conseils, ses recommandations. Sauf qu’elle n’était plus une enfant et la chasseresse claqua la porte derrière elle.
Garder le menton haut en remontant l’allée de pneus pour s’échapper du garage ne fut pas compliqué : tous les mécaniciens étaient en congé, pour permettre à Vadim de passer la journée à s’occuper de quelques chasseurs dans le besoin. Ce qui faisait d’elle une secrétaire en congé également et lui permettait de s’éloigner de Los Angeles (autant que possible pour ne pas risquer qu’il ne la retrouve) pour s’entraîner et tester les limites de son nouveau bâton.
Rejoindre les montagnes lui prit moins de temps que prévu. Maintenant qu’Anela avait trouvé le courage de sortir la vieille moto de sa mère de son garage, elle pouvait éviter les bouchons, pour aller plus vite. Le ronronnement de l’engin, sous elle, la rassurait et la calmait plus qu’elle ne l’aurait cru, le jour où elle avait décidé de la réparer. Néanmoins, la brune devait rester prudente : elle n’en possédait toujours pas le permis et faisait bien attention d’éviter la moindre patrouille de police.
L’air frais lui fit du bien, à l’instant où elle coupa le moteur pour garer son véhicule sur un parking. Anela n’aimait pas tellement laisser la moto sans surveillance, à la disposition de quelques idiots qui pourraient trouver cela très amusant d’en rayer la peinture ou d’essayer de la voler, mais elle ne pouvait pas la pousser dans les montagnes et ne voulait pas perturber la nature plus que nécessaire. Elle enjamba donc le siège, réajusta son sac à dos et s’enfonça dans les montagnes, au petit trot pour s’échauffer.
Quelques minutes plus tard, elle atteignit un plateau depuis lequel elle pouvait admirer Los Angeles. Admirer était peut-être un grand mot pour une femme comme elle qui préfère, largement, la nature sauvage aux grandes villes des États-Unis. Elle se détourna vite du paysage pour s’écarter du chemin et se mettre plus loin, dans la clairière. Rapidement, peu inquiétée d’être vue (il y avait peu de chance, ce jour-là, à cette heure, aussi loin dans les montagnes), Anela se débarrassa de sa veste renforcée, par-dessus son débardeur, et de son gros pantalon qu’elle remplaça par un jogging serré aux genoux, qui lui laissait plus de liberté de mouvements.
À sa jambe gauche, sa nouvelle prothèse noire brillait presque sous les quelques rayons du soleil, mais Anela se fichait pas mal de son esthétique simpliste. Elle se contenta de vérifier qu’elle fonctionnait correctement, que la cheville s’articulait au moindre mouvement et déplia, d’un coup sec, le bâton télescopique qui devait remplacer l’ancien. Prête, elle pouvait commencer son entraînement.
Elle ne sut pas combien de temps s’écoula, mais quelques gouttes de sueur commençaient à perler, à ses tempes et dans sa nuque, quand une silhouette entra dans la clairière. Anela ne lui jeta qu’un coup d’œil désintéressé, concentrée sur les mouvements de sa prothèse et les vibrations de son bâton. Elle se devait d’en ressentir les moindres faiblesses ou résistances, pour pouvoir offrir un rapport complet à son mentor et améliorer ce qui devait l’être.
Puis, soudain, comme frappée d’une illumination, la brune reporta à nouveau son attention sur l’intrus qui, cette fois-ci, la regardait également. Elle crut reconnaître, sur ses traits, un chasseur auquel elle avait servi de soutien, il y avait peu de temps. Un bon chasseur, sans le moindre doute, l’un des rares qu’elle avait pu aider sans commettre d’erreur, cette fois. Anela ne le connaissait pas et ne l’avait jamais vu dans le coin avant cette chasse commune. Si elle s’était demandée qui il pouvait être, elle n’avait pas creusé plus loin, peu désireuse de découvrir qu’il appartenait à cet ordre pourri jusqu’à la moelle, qu’elle détestait tant. Oui, elle préférait ignorer la vérité pour se laisser croire qu’il ne les aimait pas non plus. C’était mieux ainsi.
La question fusa sur elle et Anela haussa un sourcil, en se stoppant en plein mouvement. Ses longs cheveux noirs, attachés en queue de cheval, glissèrent sur son épaule, alors qu’elle se relevait de toute sa hauteur et le fixait de ses yeux sombres. À quelques pas, dans sa veste et son pantalon de moto pliés, son portable vibra, mais elle ne s’en inquiéta pas. Ce devait être l’autre qui lui demandait de revenir et la brune avait décidé de ne plus l’écouter de la journée.
> Non, je brasse l’air pour débarrasser la montagne de ses esprits vengeurs, répliqua-t-elle, d’un ton léger, pour signifier qu’elle plaisantait.
Tu viens souvent courir dans les montagnes ?Elle regarda sa tenue de haut en bas, sans jugement, pour signifier qu’elle devinait, à son accoutrement, ce qu’il venait faire dans le coin. Elle aimait bien courir, elle aussi, et le faisait tous les jours, dans le parc de Downtown. Si elle s’éloignait rarement de Los Angeles, c’était pour pouvoir être prête à répondre à la moindre urgence. Et elle ne pensait pas forcément à son rôle de chasseresse, mais à celui de marraine et de… sœur, même si elle ne se faisait toujours pas à cette nouvelle étiquette qui lui collait à la peau.
> On n’a pas eu le temps de se présenter, la dernière fois.Face à n’importe qui d’autre, Anela aurait tendu la main, comme une femme civilisée, mais il était un chasseur et elle avait connu trop de jugement, dans les regards de ses « collègues », pour ne pas adopter, malgré elle, une attitude plus défensive. Elle posa donc une main sur la hanche, s’appuya sur son bâton et releva un peu le menton, prête à faire face au regard qu’il oserait poser sur sa jambe.
> Anela Volkov.Et elle se fendit d’un petit sourire, car malgré ses airs autoritaires, voire un peu hautains, la brune restait quelqu’un de gentil et de peu sûr d’elle, prête à laisser le bénéfice du doute à n’importe qui.